Manifeste : Pour un statut politique du producteur
11 March 2012
Il est possible de rompre avec la logique du capital, qui décide seul de tout ce qui a trait à l’emploi et à la production, mais aussi avec la logique qui enferme le salarié dans son exploitation (qui se double souvent de son aliénation) et qui ne peut, au mieux, que revendiquer la reconnaissance de sa souffrance. Rompre avec cette logique nécessite de lui opposer l’expression positive de notre qualité de producteur, c’est-à-dire affirmer le fait que nous sommes les créateurs exclusifs de la valeur économique.
L’expression de ce potentiel impose de donner à ce qui le fonde, la qualification à la personne, toute la force du politique. C’est pourquoi nous proposons la création d’un droit universel à qualification, comme droit politique constitutionnel, appelé à devenir partie intégrante de la citoyenneté au même titre que le droit de suffrage. Ce droit instituera un statut politique du producteur, et se déclinera dans l’attribution d’une qualification personnelle à chaque citoyen dès l’âge de dix‑huit ans. Cette qualification sera irrévocable, pourra progresser à l’ancienneté ainsi qu’au travers d’épreuves de qualification, et fondera pour son titulaire l’obtention d’un salaire à vie correspondant à son niveau de qualification.
1. Quelle est la situation ?
Le constat est aujourd’hui connu : dans le partage de la valeur ajoutée entre salaire et profit, le salaire, cotisation sociale comprise, a reculé de presque 10 points en trente ans dans la richesse que nous créons chaque année. Dans cette dynamique, tout le pouvoir économique et politique revient aux détenteurs du capital et aux employeurs. Ils décident seuls de tout ce qui a trait à la production : où, par l’implantation de la production dans la division internationale du travail ; qui, par les stratégies d’embauche et de gestion de la main d’œuvre ; comment, par les investissements et l’organisation du travail ; quoi, par le type de marchandises produites.
Comment en sommes‑nous arrivés là, malgré les millions de manifestants dans les rues, les blocages dans les entreprises, les grèves dans la fonction publique ? Pour deux raisons essentielles.
D’abord, parce que nous avons cédé au catastrophisme des idéologues et de leurs relais médiatiques, qui disent que le gâteau à partager est de plus en plus petit, dans un contexte où l’emploi doit être préservé à tout prix, et, plus récemment, où la dette nécessiterait l’austérité. À celà, ils ajoutent le trou de la sécurité sociale, le vieillissement de la population, le tout face à la menace permanente du chômage, des concurrents étrangers, des délocalisations et maintenant des marchés. Autant de problèmes qui seraient, nous dit‑on, techniques et non pas politiques ; inéluctables et non pas surmontables.
Ensuite, nous n’avons pas su voir que des institutions déjà existantes, comme le salaire et la cotisation sociale, contiennent un extraordinaire potentiel d’émancipation du capitalisme et de la logique marchande. Ces institutions permettent de subvertir le capitalisme car elles sont porteuses d’une alternative inouïe : la perspective d’une réappropriation du travail dans ses moyens et dans ses fins, en envisageant un statut politique pour les producteurs de richesse que nous sommes, libérés du capital et de la logique du profit.
En quoi ces institutions, salaire et cotisation sociale, sont‑elles porteuses d’une subversion du capitalisme? En ce qu’elles prouvent que nous socialisons déjà la quasi moitié de la valeur produite chaque année pour assurer, et avec succès depuis des dizaines d’années, le financement de la sécurité sociale, des services publics et de la pension de millions de retraités en nous passant d’employeurs et de détenteurs de capitaux. Pour être définitivement libérés de ces derniers, il nous faut donc étendre la socialisation du salaire, en nous appuyant, comme nous allons le voir, sur la qualification personnelle, dont est porteur chaque producteur.
Ne pas prendre collectivement conscience de ces potentialités nous enferme dans une logique de lutte contre des privilèges (qualifiés d’« excessifs ») et nous précipite dans une spirale d’échecs annoncés malgré des mobilisations répétées et importantes (la lutte massive contre la réforme des retraites l’a très récemment illustré). Ne pas approfondir et étendre les potentialités de ce « déjà-là » du salaire et de la cotisation nous oblige à nous contenter de victoires bien réelles, comme le rejet du Traité Constitutionnel Européen (TCE) en 2005 et le retrait du Contrat Première Embauche (CPE) l’année suivante, mais défensives avant tout.
Nous avons la possibilité de changer notre destin de « mineurs sociaux » soumis au nombre, au lieu et à la qualité des emplois décidés par le capital et ses détenteurs. Nous pouvons devenir des « majeurs sociaux », c’est-à-dire des producteurs décidant souverainement et collectivement des moyens et des fruits de notre travail. L’horizon du possible devient alors celui d’un fonctionnement où chaque producteur est reconnu comme décisionnaire de la production et de la répartition de la richesse collectivement produite. Cela n’est rien de moins qu’une extension du champ de la citoyenneté qui s’ouvre à nous.
2. Le partage de la valeur ajoutée est politique
Reconnaissance et déni du travail
Parce qu’il est l’unique source de création de richesse économique, c’est dans le travail que se situe, plus que jamais, l’enjeu de la lutte entre les salariés et les détenteurs de propriété lucrative. C’est le travail qui permet de produire la valeur économique correspondant au salaire des salariés, mais aussi la valeur socialisée sous forme de cotisation. Cependant, la propriété lucrative donne le droit à quelques‑uns de ponctionner et de disposer d’une partie de cette valeur. Autrement dit, la propriété lucrative donne le droit à quelques uns de s’approprier une partie du fruit du travail de tous les autres, pour décider seuls des moyens et des fins de la production. L’affrontement a donc lieu entre le salaire, cotisation sociale comprise, et le profit ponctionné sur le travail au nom de la propriété lucrative. Or, cet enjeu a été oublié depuis trente ans, car lui a été substitué celui de l’emploi, qui enferme la production de valeur économique dans une logique marchande, subordonnée à un employeur et à travers lui, au pouvoir grandissant des actionnaires.
Pourquoi pointer ainsi du doigt ce qu’est devenu « l’emploi » et dénoncer la logique du « plein emploi » comme instrument d’asservissement des travailleurs à un employeur et à la logique marchande qu’il impose nécessairement ?
Pour y répondre, commençons par préciser que nous désignons par « travail » toute activité productrice de valeur d’usage à laquelle est reconnue une valeur économique. Avant même la détermination du montant de la rémunération du travail, la reconnaissance d’une activité comme travail est donc l’objet d’une décision de nature politique. C’est ainsi qu’élever un enfant ou prendre soin d’une personne âgée sont des activités dont l’utilité sociale est assurément admise, mais qui, lorsqu’elles sont réalisées par un parent ou un proche, ne sont pas reconnues comme du travail, c’est-à-dire productrices de valeur économique. Ces activités le deviennent en revanche lorsqu’elles sont accomplies par une puéricultrice ou par un infirmier.
Nous le voyons, toute activité n’est pas travail. En effet, l’activité n’est reconnue comme du travail que par l’intermédiaire d’un support. Or, aujourd’hui, ce support c’est principalement l’emploi. En effet, l’emploi définit le cadre d’exercice dans lequel sont payés les employés du secteur privé et les contractuels des services publics. Pourtant, il existe d’autres supports de reconnaissance de l’activité comme étant du travail: à côté du statut de travailleur indépendant, il existe surtout le support de la qualification personnelle, au nom de laquelle les fonctionnaires et les retraités sont payés. Or, si la qualification personnelle possède un caractère émancipateur (que nous allons préciser), l’emploi est aujourd’hui le cadre majoritaire d’exercice du travail. Il est vrai que l’emploi confère des droits aux employés (notamment par les conventions collectives), il reste que reconnaître ce qui est du travail ou ce qui n’en est pas par l’intermédiaire de l’emploi pose un problème politique majeur : cette reconnaissance est soumise au pouvoir de l’employeur.
Si l’emploi a d’abord été la matrice de construction de droits pour les salariés, cette tendance s’est inversée durant ces trente dernières années pour servir à déqualifier les producteurs. Expliquons‑nous. C’est au nom de l’emploi, qu’ont été décidés par nos gouvernants successifs : le gel du salaire depuis 1983 (le « tournant de la rigueur » de Mitterrand devenu aujourd’hui la « modération salariale ») ; le gel du taux de cotisation patronale de la retraite depuis 1979 et de la santé depuis 1984 ; le gel de la cotisation patronale de l’indemnité des chômeurs depuis 1993 et celui du taux de cotisation salariale depuis le milieu des années 90. C’est aussi au nom de l’emploi que les gouvernements ont créé des exonérations massives de cotisation sociale, compensées par la fiscalité, pour les emplois jugés les moins qualifiés ; instauré le chantage au chômeur qui ne serait pas assez actif pour chercher un emploi, en lui retirant son indemnité et en le rendant coupable de son (mauvais) sort. C’est enfin au nom de l’emploi que s’étend la flexibilisation de la main d’œuvre pour la contraindre.
Ces reculs ont été initiés tout d’abord sur les « jeunes », dont la catégorie se généralise opportunément dès la fin des années 1970, ainsi que sur les chômeurs de longue durée. Les fonctionnaires, les agents des entreprises publiques et les travailleurs précaires en font aussi l’expérience depuis une dizaine d’années, de même que les « travailleurs vieillissants » devenus des « seniors » à mettre à tout prix au travail, comme l’a démontré la récente réforme des retraites. Dans un contexte de crise, le débat se polarise sur l’accompagnement des perdants (« pas assez employables » et vivant aux crochets d’une « France qui se lève tôt »), que la « cohésion sociale » doit toutefois contenir face à leur nombre grossissant. Quant à ceux qui « travaillent », ils sont désormais sommés de se considérer chanceux d’avoir (encore) un emploi.
Affaiblir la cotisation c’est affaiblir le salaire
Le salaire et la cotisation sociale sont devenus des coûts à réduire et des charges à limiter, y compris pour les syndicats et les partis dits de gauche qui ont adopté la rhétorique patronale du « coût du travail ». Des « solutions », que nous dénonçons avec force, sont cependant mises en œuvre, en particulier pour « sauver » la protection sociale. Lesquelles ?
- D’abord, faire assumer le manque à gagner par les ménages, via la fiscalité, au lieu de continuer à le retirer sur le profit. C’est surtout le rôle de la CSG, payée à 90% par les ménages et 10% par le capital. Ce serait la même chose avec la TVA sociale ou avec le projet de fusion IRPP-CSG. Alors qu’à l’heure actuelle, les modes de fonctionnement des branches retraite, chômage et santé de la sécurité sociale sont identiques (cotisation et répartition), la fusion IRPP-CSG (ou la TVA sociale) vise à les fractionner artificiellement entre risques dits « universels » (santé, famille) et « risques professionnels » (retraite, chômage). Or la fiscalité crée, par les mécanismes de l’assistance, des catégories de « riches » et de « pauvres » (ou de « travailleurs pauvres ») que la cotisation sociale et le salaire permettaient précisément de dépasser. Qu’on en juge par l’impôt sur les grandes fortunes ou, plus récemment, par le « paquet fiscal » d’un côté, le minimum vieillesse, la CMU ou le RSA de l’autre ! La fiscalité dénie le conflit capital/travail en lui substituant la lutte pour une meilleure redistribution entre riches et pauvres (au nom de la « justice sociale »). Et surtout la fiscalité, redistributive, ne remet pas en cause le capital puisqu’elle suppose une première répartition entre salaire et profit pour que l’impôt soit prélevé.
- Ensuite, le « sauvetage de la protection sociale » exige la limitation de la hausse des salaires et des prestations sociales. Cela s’est fait par l’indexation des retraites sur les prix et non plus sur les salaires depuis 1987, la limitation du taux de remplacement de l’indemnité des chômeurs relevant de l’assurance chômage à 57% du salaire de référence, le déremboursement partiel ou total des soins, le conditionnement des allocations familiales en fonction des ressources du ménage.
- Enfin, ce « sauvetage » s’effectue par l’augmentation de la durée de cotisation pour un taux plein (retraite) ou la limitation de la durée de versement de la prestation en fonction de la durée de cotisation (c’est par exemple le cas des indemnités des chômeurs). Bref, par le renforcement ce que l’on appelle la contributivité, c’est-à-dire le versement de prestations, de pensions ou d’allocations strictement proportionnelles aux cotisations passées. La contribitivité donne ainsi l’illusion que l’on cotise pour soi, dans la fiction d’un revenu qui serait différé (après avoir été conservé dans un « congélateur à valeur »). Ce que les réformateurs n’ont cessé de justifier par des considérations liées à l’équité : plus je cotise, plus j’ai droit.
Contre l’impôt, la cotisation sociale a fait ses preuves et peut être étendue
Contre ces « solutions » qui vont à l’encontre de la socialisation du salaire par la cotisation sociale, il convient d’en réaffirmer le sens et l’usage. Qu’est‑ce que la cotisation sociale? C’est une fraction de la valeur économique créée aujourd’hui par le travail de tous et servant à payer aujourd’hui-même le retraité, le malade et son soignant, le chômeur, les parents.
Ce faisant, la cotisation sociale prouve que l’épargne est inutile : les quelques 400 milliards d’euros annuels de cotisation sont collectés par l’Ursaaf, qui les transforme immédiatement en pensions, remboursements de soins, indemnités journalières maladie et salaires du corps médical, indemnités chômage, allocations familiales. Le temps de la transformation n’excède pas la journée. Ceci signifie que, contrairement à une assurance privée, un système d’épargne salariale ou encore un fonds de pension, la cotisation sociale ne fait pas l’objet d’accumulation financière : 1 euro prélevé devient 1 euro versé. Nul besoin de s’endetter et de recourir au crédit auprès d’un prêteur.
Ensuite, la cotisation sociale prouve que l’on peut se passer du crédit pour des engagements longs et massifs : depuis 1945, des millions de personnes, les retraités, soignants, malades, chômeurs et parents, ont pu et peuvent encore recevoir un salaire sur le long terme et être ainsi reconnus comme producteur de valeur économique sans subir le joug de l’emploi.
À partir de ce succès incontestable, une double extension de la cotisation sociale est possible : une extension de ce qu’elle finance déjà, mais aussi une extension à ce qu’elle ne finance pas actuellement et pourrait financer. La cotisation sociale peut donc mieux payer les pensionnés et les soignants, mieux rembourser les malades, mieux indemniser les chômeurs, mieux payer les parents et en plus grand nombre. Elle peut en outre financer les frais locatifs, les frais de transports et payer les étudiants. Mais il est possible d’aller encore plus loin : au‑delà de l’extension immédiate que nous venons d’esquisser, la cotisation sociale peut nous inspirer pour un projet bien plus ambitieux que nous allons à présent développer.
3. Le potentiel émancipateur de la cotisation sociale repose sur son caractère politique
La cotisation sociale, comme le salaire, ne sont pas des ressources monétaires comme les autres : toutes deux se définissent par trois caractéristiques. Elles sont un barème, elles sont négociées collectivement et sont fondées sur la qualification professionnelle. En précisant la nature de ces trois caractéristiques, nous montrerons en quoi la dernière, la qualification professionnelle, est le tremplin sur lequel nous pouvons prendre appui pour fonder le statut politique du producteur.
Le taux de cotisation sociale, le taux de remplacement ainsi que l’attribution de la cotisation sociale aux différents secteurs qu’elle couvre, reposent sur les décisions, prises dans un cadre étatique, des organisations syndicales et patronales. Ces taux sont donc des barèmes, en ce sens qu’ils sont le produit de délibérations politiques. Ces barèmes permettent ainsi d’attribuer aux qualifications professionnelles définies collectivement une valeur économique. À travers ce fonctionnement délibératif, nous sommes donc à l’opposé de la fixation du prix de la main‑d’œuvre en fonction des aléas du marché.
Entendons‑nous bien : la qualification professionnelle, sur laquelle est adossée le salaire, et donc la cotisation sociale (qui est un pourcentage du salaire brut), exprime la capacité du travailleur à produire de la valeur économique. C’est sur cette base que le salaire est payé. Si les mécanismes et les acteurs qui déterminent la qualification professionnelle ne sont pas les mêmes dans le secteur privé et dans la fonction publique, la qualification professionnelle n’en demeure pas moins, dans les deux cas, l’expression d’une délibération politique.
Ainsi, dans le secteur privé, c’est la convention collective, résultat de la délibération, encadrée par l’État, entre les représentants des salariés et du patronat, qui articule salaire et qualification professionnelle. Dans le secteur public, ce sont les instances paritaires — représentants de l’administration et représentants des fonctionnaires — qui définissent le statut de la fonction publique, en particulier le grade du fonctionnaire. Ce grade exprime sa qualification professionnelle et détermine le salaire (indice) correspondant. Il est justifié de parler ici de salaire à vie : le fonctionnaire le touche tout au long de sa carrière et au‑delà dans sa pension, selon la progression régulière du grade et des épreuves de qualification qu’il passe.
La qualification professionnelle contient donc une dimension politique, qui exclut qu’on appréhende le travailleur comme un employable, soumis en permanence aux attentes et aux volontés des seuls employeurs. Le porteur d’une qualification professionnelle ne peut être réduit à une marchandise sur un « marché du travail », payée à son prix ou à sa productivité. À l’inverse de cette logique, c’est sur la qualification professionnelle que reposent la cotisation sociale et le salaire (salaire à vie dans le cas du fonctionnaire). La qualification professionnelle, n’est donc pas un attribut banal du poste ou du salarié, elle en est la qualité centrale.
Toute l’entreprise de réforme engagée depuis 30 ans vise précisément à mettre en cause la qualification des salariés, dans le but de les enfermer dans un univers marchand, où la délibération politique n’a plus droit de cité. Ainsi faut‑il comprendre les attaques contre les statuts professionnels (fonction publique, régimes spéciaux, intermittents du spectacle, etc.), le développement des rémunérations conditionnées à l’atteinte d’objectifs, la substitution de la « compétence » à la qualification et le développement d’une fiscalité tutélaire en lieu et place du salaire (contrats aidés, crédits d’impôt, etc.).
La cotisation sociale a aussi subi les assauts des « réformateurs », à travers la limitation de la portée démocratique de la gestion des caisses : alors que les décisions prises au sein des caisses de sécurité sociale étaient portées aux 2/3 par les représentants des salariés avant les ordonnances de 1967, elles sont devenues paritaires à cette date, avant d’être de plus en plus soumises aux choix gouvernementaux (notamment à travers la loi Juppé en 1996, déterminant les conventions d’objectifs et de gestion de la sécurité sociale).
Ajoutons que les assauts contre le salaire et la cotisation passent aussi par l’imposition d’un vocabulaire qui construit les représentations suivantes : tandis que les cotisations sociales sont devenues des « charges sociales », voire une « taxe sur le travail », les salaires et les salariés sont des « variables d’ajustement » en cas de difficulté de l’entreprise ou en cas de crise économique.
Au centre de l’attaque des « réformateurs », il nous faut donc mesurer l’enjeu représenté par la cotisation sociale, la qualification professionnelle et le salaire à vie des fonctionnaires : parce qu’elles procèdent d’une délibération collective, mais aussi parce qu’elles desserrent l’étau de l’employabilité, ces institutions du salariat doivent être consolidées.
4. Consolider le statut politique du salarié : s’inspirer du statut du fonctionnaire et de l’expérience des retraités
Forces et faiblesses de la qualification du poste
La qualification professionnelle attribuée au poste est une avancée. En effet, elle contribue à déconnecter le salaire d’une contrepartie directement liée à une production (le nombre de vis fabriquées par exemple) ou au prix de la force de travail. Répétons‑le, le salaire qu’elle définit est un barème issu d’une convention.
En outre, la qualification professionnelle du poste est très différente de la « compétence », par laquelle on tente aujourd’hui de la substituer. Alors que la qualification professionnelle est le résultat d’une négociation collective et s’impose à tous les employeurs, la compétence est du seul ressort de ces derniers, échappant ainsi à toute définition collective. Elle ramène le salarié à la condition de simple force de travail.
Cependant, la qualification professionnelle présente une faiblesse importante dans les entreprises du secteur privé : étant attribuée au poste de travail, le salarié n’en est doté que le temps de l’occupation de ce poste (durée du contrat). C’est-à-dire qu’il n’est pas porteur de cette qualification en personne. Il la perd dès lors qu’il perd son emploi. Autrement dit, en perdant son poste de travail, il perd du même coup la qualification professionnelle du poste qu’il occupait et le salaire qui allait avec. Il est réduit à devenir un demandeur d’emploi. L’accès à un nouvel emploi, de niveau au moins équivalent à celui qu’il a perdu, ne lui est pas garanti, moins encore depuis l’instauration de l’offre raisonnable d’emploi en 2009.
La qualification à la personne des fonctionnaires et des retraités : un exemple à suivre
La faiblesse de la qualification du poste dans le secteur privé est surmontée dans la fonction publique, où les droits salariaux (qualification et salaire) ne sont pas attribués au poste de travail mais à la personne. En effet, comme nous l’avons présenté plus haut, la qualification professionnelle du fonctionnaire s’exprime à travers son grade. De ce grade, le fonctionnaire est titulaire à vie, tout comme l’agent de l’entreprise publique l’est de son groupe fonctionnel : le fonctionnaire transporte son grade dans ses mobilités professionnelles. Ce grade devient ainsi un attribut inaliénable de sa personne. C’est pourquoi il n’y a pas de chômage dans la fonction publique. Au contraire, le statut de fonctionnaire implique une grille indiciaire, qui assure à son titulaire une progression automatique de sa qualification et de son salaire. De plus, son statut ne se confond pas avec le métier qu’il exerce : il bénéficie d’une relative transversalité des tâches qu’il peut accomplir en changeant de poste. Quant à sa mobilité, il peut l’obtenir sur un motif étranger à l’emploi, comme le rapprochement de conjoint. Le statut du fonctionnaire, en combinant qualification personnelle et salaire à vie, montre donc la voie de l’émancipation du salarié vis-à-vis du lien de subordination qui le lie à un employeur, ainsi que de la dictature de la mise en valeur du capital, pour le compte de l’actionnaire.
Mais il n’y a pas que les fonctionnaires qui se voient attribuer en personne, et non selon le poste qu’ils occupent, une qualification personnelle inaliénable, et donc un salaire à vie. Les retraités qui perçoivent une pension du régime général, font, eux aussi, l’expérience quotidienne d’être payés pour travailler en étant libérés de l’employeur. Et c’est précisément parce que les retraités sont payés à vie et disposent de leur temps à leur guise, qu’ils disent si souvent être heureux. En s’occupant de leurs petits‑enfants, en exerçant des responsabilités associatives ou politiques, en cultivant leur potager, ils travaillent tout en ayant l’assurance d’être payés. Se limiter et réduire ces activités à leur caractère « utile » serait trompeur. Ce serait s’interdire de mesurer les voies émancipatrices dont l’expérience quotidienne des retraités est porteuse : ils nous montrent en effet qu’il est déjà possible de travailler en étant libéré de la contrainte de valoriser le capital en produisant des marchandises nécessaires à son développement.
En conclusion, que nous apprennent le statut du fonctionnaire et la situation des retraités ? Qu’il est possible de travailler hors du marché du travail et de l’emploi, grâce à l’attribution d’une qualification personnelle et d’un salaire à vie. Parallèlement, la cotisation sociale ouvre une perspective à ce jour encore inexplorée : celle de faire des salariés que nous sommes des producteurs dotés d’un statut politique, leur permettant de maîtriser l’investissement. Autrement dit, il s’agit de lier les trois termes suivants, constitutifs du salariat émancipé : premièrement, la qualification personnelle en tant qu’expression du potentiel de création de valeur économique du travailleur ; ensuite, le salaire à vie qui lui correspond ; enfin, la cotisation sociale comme technique de financement permettant la maîtrise de la répartition de la valeur ajoutée. L’articulation de ces trois termes porte en elle la possibilité révolutionnaire de transformation du salarié en un sujet politique, dans une organisation de la société véritablement démocratique.
5. Vers un statut politique du producteur
Le droit universel à la qualification
Nous l’avons dit en ouvrant ce texte, nous pouvons rompre avec la logique du capital, qui décide seul de tout ce qui a trait à l’emploi et à l’investissement au nom du droit de propriété lucrative. Sortir de la logique qui enferme le salarié dans son exploitation (qui se double souvent de son aliénation) et qui ne peut, au mieux, que revendiquer la reconnaissance de sa souffrance, nécessite donc de lui opposer l’expression positive de la qualité du producteur.
Il s’agit donc d’instaurer un statut politique du producteur, s’étendant à toutes les catégories de travailleurs, qu’il s’agisse de salariés de la fonction publique ou du secteur privé, des travailleurs indépendants, des actuels retraités, parents, chômeurs et étudiants. Ce statut politique institue les producteurs en créateurs et décideurs exclusifs de la valeur économique.
L’expression de ce potentiel impose de donner à ce qui le fonde, la qualification à la personne, toute la force du politique. C’est pourquoi nous proposons la création d’un droit universel à qualification, comme droit politique constitutionnel, appelé à devenir partie intégrante de la citoyenneté au même titre que le droit de suffrage. Ce droit instituera un statut politique du producteur et se déclinera dans l’attribution d’une qualification personnelle à chaque citoyen dès l’âge de 18 ans. Cette qualification sera irrévocable, pourra progresser à l’ancienneté ainsi qu’à travers des épreuves de qualification, et fondera pour son titulaire l’obtention d’un salaire à vie correspondant à son niveau de qualification.
Le droit universel à qualification constituera donc un enrichissement de la citoyenneté de même portée que le droit universel de suffrage. Alors que le droit de suffrage reconnaît déjà l’aptitude de chacun à participer à la décision politique, le droit à la qualification reconnaîtra l’aptitude de tous à participer à la production, c’est-à-dire à déterminer les moyens (les conditions de réalisation) et les fins (l’objet) de cette dernière.
Étendre la cotisation sociale à l’ensemble de la valeur ajoutée
Le pouvoir de déterminer les moyens et les fins de la production ne se définit pas seulement par le droit à la qualification, mais aussi par la maîtrise de l’investissement. En effet, maîtriser démocratiquement l’investissement est à notre portée, cela contre la propriété lucrative, au nom de laquelle les soi‑disant « investisseurs » prétendent légitimer la ponction sans cesse accrue qu’ils opèrent sur la valeur ajoutée.
Pour ce faire, la cotisation sociale est notre modèle : collectivement délibérée et répartie sans passer par l’accumulation financière ni le crédit, elle a fait ses preuves en finançant pendant des années la santé, la retraite, le chômage et la famille. Cette réussite fonde la possibilité de son extension pour financer l’investissement.
Cette extension peut opérer à travers une cotisation‑investissement (ou cotisation économique), répartie par des caisses d’investissement créées sur le modèle actuel des caisses de sécurité sociale, et dont la gestion démocratique serait le pendant. Une telle extension de la cotisation ouvre à la maîtrise des choix, des moyens, des conditions, des objets et des niveaux de production par ceux qui créent la valeur économique.
L’horizon du possible s’étant désormais ouvert, reste à envisager les conditions qui permettront non seulement de réaliser cet objectif, mais encore de le rendre pérenne. Si le statut politique du producteur est la modalité centrale de l’émancipation de ce dernier, il s’agit à présent d’identifier les conditions rendant faisables la construction et l’exercice de cette émancipation.
À ce stade, les questions soulevées sont plus nombreuses que les réponses que nous pouvons d’ores et déjà apporter. Cependant, il y a lieu de distinguer l’essentiel de l’accessoire, ou du moins, de ce qui en découle. En effet, l’essentiel – la mise en place d’un statut politique du producteur et les potentialités révolutionnaires dont il est porteur – ne saurait être confondu avec l’ensemble des questions qui accompagnent la mise en place concrète de ce statut. Celles‑ci peuvent être résolues dans le cadre de sa réalisation pratique et de manière collective.
6. Questions ouvertes
Plusieurs registres d’interrogations peuvent être distingués, dès lors que l’on passe de l’identification des possibles émancipateurs dans le « déjà là » à la perspective concrète de leur extension. Nous présentons six d’entre eux, que nous illustrons à travers des questions légitimes, suscitées par cette perspective.
Un premier registre concerne l’âge d’attribution d’une qualification à la personne. Si nous avons précédemment proposé 18 ans, c’est avant tout pour faire coïncider majorité « productive » et majorité politique telle qu’elle est aujourd’hui (et seulement depuis 1974) établie dans la société française. Il serait cependant possible d’attribuer une qualification à une personne plus tôt, dès 16 ans, âge légal de fin de la scolarité obligatoire, afin de combler le déficit de reconnaissance qui caractérise la période 16‑18 ans en termes de droits et de ressources.
Un deuxième registre concerne l’universalité du droit à qualification et donc du droit à un salaire à vie. À ce sujet, une objection récurrente a trait au fait d’octroyer un salaire à une personne qui ne « ferait rien » et/ou qui ne « voudrait rien faire » — ce qui n’est pas, du reste, une question propre au fonctionnement d’un système socialisé. Nous ne discuterons pas ici des raisons et des mécanismes qui permettent la reconnaissance d’une activité en travail. Nous nous contenterons de souligner deux points. De fait, il est moins nuisible de ne « rien faire » que de « faire » quantité d’activités accomplies actuellement dans l’emploi, qu’il s’agisse de la culture de semences non‑reproductibles, de la production de médicaments ou d’implants toxiques, de mathématiques appliquées à la finance, ou autres. Le salaire à vie donnerait au contraire aux salariés confrontés à ces situations la possibilité de décider « d’arrêter de faire » de telles activités. Ensuite, il s’agit de ne pas perdre de vue que la question n’est pas de savoir « en contrepartie de quelle activité concrète » un salaire est attribué, mais « au nom de quoi ». L’actionnaire, qui prélève des dividendes au nom de la propriété lucrative, ne « fait rien » en termes d’activités concrètes. À l’inverse, le salarié est payé au nom de sa qualification personnelle, c’est à dire de sa capacité, politiquement reconnue et garantie, à décider et créer de la valeur économique. Enfin, la progression de la qualification personnelle pourrait, comme dans l’actuelle fonction publique, articuler à la fois la progression à l’ancienneté et des épreuves dont la réussite serait évaluée par un collectif de travail, en s’inspirant par exemple du modèle actuel de la validation des acquis de l’expérience (VAE).
Un troisième registre tient à la question de la hiérarchisation des qualifications, et donc des salaires. En effet, comment concevoir l’existence d’une société, dont les membres seraient émancipés et la valeur ajoutée entièrement socialisée, alors même que subsisteraient des différences de salaire, basées sur une hiérarchie des qualifications ? Pour répondre, rappelons d’abord que notre approche du statut politique du producteur se base sur le « déjà là » émancipateur des institutions du salariat, cela dans une optique de faisabilité. Or, il nous semble que rien, dans ces institutions, n’anticipe à ce jour une égalité totale des salaires, ni la suppression de critères déterminant des niveaux de salaire. Pour cette raison, la suppression des hiérarchies ne nous paraît pas réaliste à court terme. Cependant, si des hiérarchies sont maintenues, les écarts entre les différentes catégories salariales peuvent être considérablement réduites au regard des inégalités actuelles. Un rapport de 1 à 20 entre la catégorie la plus basse et la plus élevée, comme l’a proposé la Confédération Européenne des Syndicats (CES), est‑il acceptable ? Pour notre part, nous considérons qu’un tel écart est trop important et optons pour une échelle des qualifications et des salaires allant de 1 à 4 ou de 1 à 5. Nous nous rapprochons en cela des pratiques en vigueur dans le monde coopératif et du rapport actuel entre les salaires les plus élevés et les salaires les plus faibles en France. Enfin, cette hiérarchie peut être rendue effective à partir de l’expérience de critères non marchands, s’inspirant, là encore, des procédures de validation des acquis de l’expérience.
Un quatrième registre a trait à la nature de la propriété à laquelle le statut du producteur entend mettre un terme. En effet, l’établissement de ce statut permettra de supprimer l’ambiguïté constitutive de l’actuel droit de propriété. En quoi ? En ce que ce droit recouvre de manière indifférenciée, d’une part, la propriété d’usage, c’est-à-dire l’exclusivité et la liberté d’utilisation d’un bien comme une maison ou une voiture, et d’autre part, la propriété lucrative, qui permet à un individu de tirer un revenu de la propriété d’un bien qu’il n’utilise pas, comme un loyer, ou du travail d’un autre, comme dans le cas de la rente actionnariale. On l’aura compris, seule la propriété lucrative est abolie par le statut politique du producteur, qui permettra de ce fait d’étendre considérablement le périmètre de la propriété d’usage.
Un cinquième registre est lié à l’usage de la monnaie dans le cadre d’une société reconnaissant politiquement l’ensemble des producteurs comme unique créateur de valeur économique. Pourquoi ne pas pousser la socialisation de toute la valeur ajoutée au point de réaliser une gratuité généralisée, en s’inspirant du modèle du service public et en l’étendant ? Encore une fois, notre point de vue est déterminé par les institutions salariales déjà existantes, qui ne nous permettent pas de proposer, pour l’heure, une abolition pure et simple de la monnaie. En revanche, il semble possible d’envisager une création et un usage de la monnaie, qui ne soient pas enfermés dans une double soumission à l’égard des banques privées et de la mise en valeur du capital. Pour cela, il faut que deux conditions soient impérativement réunies : d’une part, le retour exclusif du droit d’émission monétaire à la puissance publique, et d’autre part, un usage de la monnaie aux fins exclusives de rémunération de la qualification individuelle et de financement des investissements.
Un sixième registre d’interrogations est lié à la qualité politique du producteur, et aux limites territoriales et nationales de son statut. Dès lors que le statut politique du producteur enrichit la citoyenneté telle que nous la connaissons aujourd’hui, la constitutionnalisation d’un nouveau droit politique universel à qualification substituerait‑il alors au peuple le salariat comme corps souverain ? Par ailleurs, comment articuler citoyenneté politique (conférant des droits et des devoirs sur la base de la nationalité) et citoyenneté productive (liée au travail) ? Ce qui revient à interroger l’échelle territoriale et les limites d’exercice de la maîtrise de la valeur économique. Devons‑nous considérer l’exercice des droits à l’échelle de l’entreprise, à l’échelle nationale, imposer un cadre transnational règlementé, ou bien encore inventer une combinaison et une articulation de ces trois niveaux ?
En soulevant ces interrogations, nous préfigurons la vitalité démocratique qui accompagnera la constitutionnalisation de ce droit politique universel.
En signant collectivement ce texte, les membres du Réseau salariat invitent chacune et chacun à considérer dans le « déjà-là » des institutions du salariat, les leviers concrets de son émancipation.